La galerie Les Filles du Calvaire présente la dernière série de Karen Knorr, India Song, réalisée ces deux dernières années en Inde et pour laquelle, ainsi que pour l’ensemble de sa carrière, elle a reçu ce printemps le prestigieux Prix Pilar Citoler. Cet ensemble fait suite au long travail qu’elle a consacré aux demeures françaises de 2003 à 2008 qui a donné lieu à l’exceptionnel corpus de Fables, réalisé avec le concours du Musée Carnavalet, de l’University of the Creative Arts de Farnham à Surrey (UK), où Karen Knorr enseigne la photographie, et grâce à l’importante commande du Musée de la Chasse et de la Nature. Nombreux d’entre nous ont pu admirer récemment ces œuvres en France tant à Paris qu’en province, en Europe et en Inde.
Si le travail de Karen Knorr bénéficie autant de l’attention et du soutien des professionnels, c’est sans doute que celui-ci est absolument singulier voire unique dans sa catégorie. Photographe incontournable de sa génération, elle fut une des toutes premières à codifier la photographie dite « mise en scène » au début des années quatre-vingt. Après un travail sociétal - on peut rappeler ici l’impact de ses fameuses séries noirs et blancs, Belgravia (1979-1980) ou Gentlemen (1981-1983) sur la « so British Society » - sa réflexion s’est par la suite distanciée de nos contemporains tout en s’ancrant dans une posture moderniste, et recentrée sur des scénographies architecturales mêlant des approches analytiques, historiques et littéraires en alliées à une liberté poétique et fictionnelle à la symbolique surprenante.
En effet, depuis les séries Connoisseurs (1986-1988) et Academies (1994-2001) et par la suite avec Fables (2003-2008) et India Song (2009-2011), les espaces fictionnels de Karen Knorr se construisent à l’intérieur de belles demeures devenues muséales, lieux consacrés de la haute culture et représentatifs de l’Histoire, au delà même de leur qualité architecturale ou de l’importance de leurs collections. Ainsi, ces espaces sont autant de prismes potentiels d’histoires tant privées que publiques, réflexifs de notre société que l’artiste s’emploie à faire ressurgir. La photographe les choisit autant pour leurs luxueux décors dont le potentiel fictionnel est une composante essentielle à partir de laquelle elle élabore une mise en perspective contemporaine, que pour le formalisme de la scénographie muséale qu’elle s’attache à déconstruire dans une mise en abîme entre réalité et fiction.
Mais si ces lieux sont magnifiés par la splendide technique de Karen Knorr, c’est à travers les modèles animaliers intégrés dans ces intérieurs qu’elle parvient à révéler la fiction et à apporter une force symbolique à son image. Quand d’autres se contentent de la force du lieu, pour elle il est certes le support de l’Histoire mais aussi le départ du récit ou de l’essai philosophique. La plupart du temps, les animaux envahissant ces images incarnent, de par leurs caractéristiques, tels ou tels aspects humains. Ces animaux subvertissent ainsi l’espace sociopolitique au profit d’un jeu, sorte d’analogie sociétale rejouant les relations entre culture et nature en ré-agençant les données du monde réel au profit d’une fantaisie, d’une « Folie » intellectuelle.
Et qu’il y-a-t-il de plus riche en décorum et en histoires que l’intérieur des palais et sanctuaires indiens dans lesquels l’artiste, d’adoption britannique, a eu l’honneur d’être introduite ? Quoi de plus propice à l’univers de Karen Knorr que ce monde de rêve éveillé où chaque détail d’architecture déploie grâce et mythe ? Avec India Song, l’artiste a su célébrer le somptueux héritage visuel d’une culture foisonnante de contes et légendes qu’elle rejoue tout en mettant en lumière la société indienne contemporaine et sa hiérarchie de castes. Dans cette série, le symbolique animal est d’autant plus important qu’il renvoie directement à la religion sur laquelle cette société s’est bâtie et interroge subrepticement la rigidité de ses codes sociaux et notamment ceux de la condition féminine. Zébus, éléphants, tigres, paons… mutent et deviennent les incarnations de cette tumultueuse histoire divine et sociale en éliminant les frontières entre réalité et illusion. Karen Knorr réinvente ici une mythologie qu’on pourrait qualifier de post moderne, du moins pour ce qui est de l’Inde d’aujourd’hui. La délicatesse avec laquelle elle a su s’imprégner de l’esthétique indienne, sans en forcer le trait, en reprendre les codes formels et symboliques tout en la faisant revivre à travers une approche éminemment contemporaine, lui a d’ailleurs valu un plébiscite lors de sa tournée indienne l’année dernière.
Exposition du 13 octobre au 19 novembre 2011. Galerie Les Filles du Calvaire, 17 rue des Filles-du-Calvaire - 75003 Paris. Tél.: +33 (0)1 42 74 47 05. Ouverture du mardi au samedi de 11h à 18h30.
Malgré la majesté de cette série qui se suffit à elle-même, aucun souhait de limiter la vision de l’œuvre de Karen Knorr à ces espaces qui tendent à renforcer l’esthétique baroque de ses images par la magnifique démesure de leur contenu. Il a semblé important de souligner la liberté expressive de l’artiste en regard des histoires qu’elle crée. Karen Knorr pourvoit le monde en pensée et en image et à l’instar de tout grand artiste, son esprit peut fructifier dans des espaces philosophiques différents.
C’est donc dans une sorte de contrapposto, face à l’exceptionnel ensemble d’India Song, que la galerie propose au visiteur d’errer dans l’élégante architecture de la Villa Savoye du Corbusier, ultime chapitre de la série Fables encore peu connu du grand public au-delà de la présentation in-situ de cet été. Le spectateur, au delà de la mise en perspective du travail de l’artiste, s’amusera sans doute à suivre du regard les envolées espiègles des oiseaux avec lesquels Karen Knorr chahute de manière totalement illusionniste ce haut lieu du modernisme, désormais figé dans sa fonction muséale, et lui redonne vie par une atmosphère emprunte de liberté et d’onirisme.