Texte de Damien Sausset

 

 « Nous vivons dans un monde où la plus haute fonction du signe est de faire disparaître la réalité et de masquer en même temps cette disparition. » (Jean Baudrillard, in Le crime parfait, ed Galilée, 1995).

 

Avec cette sentence, Jean Baudrillard indiquait dernièrement combien notre société vit dans un régime où le réel semble faire défaut. Étrange assertion que celle-ci. Ainsi, notre réel, celui à la chaleur duquel notre imaginaire ne cesse de se réchauffer tout au long de notre vie, aurait disparu, congédié par quelque force d’une brutalité sans équivalent. Baudrillard n’est d’ailleurs pas le seul à porter le deuil. Jacques Rancière, Paul Virilio, Marc Augé pour ne prendre que quelques exemples français composent le même requiem. Les modalités de leur lamento diffèrent, leurs constats aussi, mais tous parlent avec constance d’un désastre planétaire qui touche directement chacun d’entre nous au plus profond de lui-même, interrogeant l’identité même. Effectivement, le bain visuel dans lequel nous sommes immergés, l’intrusion du virtuel dans les technologies de l’information, l’absolue confusion entre sphère de l’intime et espace public, le parfait accomplissement d’une société marchande basée sur le spectaculaire sont autant de faits qui ont de quoi faire douter du monde qui nous entoure. L’analyse d’un tel processus nécessiterait sans doute de longs développements, développements excédant largement le cadre d’un texte de catalogue. Plus intéressantes sont les réponses multiples apportées à ces phénomènes. Si l’on se tourne vers les pratiques artistiques contemporaines, bien que les chemins divergent, une grande majorité d’artistes a privilégié les techniques d’enregistrement comme la photographie, le cinéma et la vidéo. En inventoriant à travers l’image les avatars de notre quotidien, ils s’imaginent par la même occasion déjouer ce monde des apparences et du simulacre. Or, rares sont ceux à avoir compris que c’est justement en voulant saisir l’essence du monde qu’ils contribuent finalement à ce « crime parfait » qu’est la disparition du réel (pour reprendre le mot de Baudrillard). Leur erreur n’est pas une question de point de vue. Simplement, construire une image du réel revient désormais à en détruire sa substance. Rien n’est donné. Seul subsiste un acte dont l’autorité ne laisse aucune possibilité de jeu ou d’appropriation par le spectateur.

 

Jean-Luc Godard, en exposant justement toutes ces figures d’autorité de l’image dans ses « Histoire(s) du cinéma », Doug Aitken et d’autres vidéastes en jouant avec l’idée de flux, de temps, de mise en abîme du réel ou Jeff Wall en reconstruisant une tradition picturale appliquée à la photographie semblent dénoncer, avec quelques autres, cette formation du compromis qui est la figure majeure de la communication sociale actuelle. Pour vraiment convoquer à nouveau le réel, il faut donc affronter la maîtrise symbolique de l’absence, pouvoir saisir les choses dans leur sommeil avant même qu’elles intègrent le circuit sans fin des écrans. Voilà sans doute les bases de toute vérité. L’image enregistrée, l’image renvoyant explicitement au monde sensible est désormais morte, décédée de son incapacité à s’ouvrir, à pouvoir renier l’autorité dont la culture économique la pare. L’image n’est donc plus. Elle a basculé dans le monde des visuels. Le signe, son signifié et son référent sont parfaitement confondus, dessinant en quelque sorte la forme d’une esthétique d’où l’échange est exclu.

 

Par sa peinture, Natalie Lamotte énonce, avec puissance et retenue, avec grâce et sévérité, une nécessité du regard. Non pas une nouvelle problématique de la représentation qui viendrait s’ajouter à celles ayant jalonné l’histoire de l’art mais plutôt une volonté de puiser dans la peinture les moyens d’une reconsidération de notre monde. Les toiles de Natalie Lamotte mobilisent le regard, l’appellent, l’animent et le mettent en vigilance. Il ne s’agit donc pas de construire des images qui convoquent le réel mais bien de montrer que la réalité de l’image est l’accès au réel même. Pour cela, toute figuration et même la volonté d’une transcendance par l’abstraction ne peuvent intervenir. Ce serait rabattre encore la peinture sur la vision. Natalie Lamotte ne fait disparaître ni l’image, ni le signe, mais en donne des équivalents et mobilise ces derniers vers le regard, et le regard vers le réel. Évidemment, ces toiles posent des formes.

 

Elles sont pourtant sans attaches et peuvent être perçues comme autant d’évocations du monde sensible au point qu’il est possible de les lire comme des fleurs, des fragments d’une réalité microscopique soudain révélée, comme ces replis si intimes du corps humain, des lèvres repues de sève ; à moins qu’elles ne soient la violence de la chair mise à nu ? Difficile de trancher. Mais cela est sans importance.

 

Le propos se situe bien ailleurs : dans ce refus du motif et cet abandon radical d’une logique picturale si fréquente de nos jours. Les images ici ne sont pas des copies, des reflets, ni des projections. Sur de vastes châssis carrés, des formes s’épanouissent. Le fond est d’un blanc pur, lumineux, presque violent. Par contraste, ce qui se présente semble léger, immatériel. Les couleurs hésitent, oscillent entre transparence et opacité, entre la masse obscure d’une forme et le surgissement d’une constellation de couleurs avec ses myriades d’éclats. La couleur est aussi matière. Elle fixe le regard, l’arrête, le contraint à l’examen, à l’attention. Elle est la présence et la limite même de toute image, comme un réel absolu que sont ces masses s’inscrivant dans la toile et que prolonge la violence d’un blanc pur. Ici, un rouge violent. Dans la toile suivante, la même gamme colorée mais diluée dans un jeu de glacis. Ailleurs, dans une série plus ancienne, le bleu fait irruption, semble s’arracher du fond neutre pour finalement sombrer dans d’étonnantes transparences violettes.

 

Il fut pourtant un temps où Natalie Lamotte partait du visible. À ses débuts, il y a presque vingt ans, elle puisait dans la figuration la source de ses sujets. Hockney, Bacon, Mitchell étaient autant de figures qui planaient sur sa pratique. Et bien qu’elle ait suivi une brève formation en arts plastiques, c’est en solitaire qu’elle s’est forgée une expérience, expérimentant matières et techniques, refusant les compromis et s’éloignant du rassurant abri des exemples de l’art contemporain. Telle était la leçon de sa relation avec Julije Knifer, leçon apprise à l’époque où elle était son assistante (2001-2004).

 

Il faut pourtant remonter dans le temps et s’attacher à sa fréquentation des espaces africains pour trouver sans doute le point nodal l’ayant fait renoncer à la figuration.

Elle y a découvert le pouvoir de la couleur, des superpositions et la force directe de formes épurées, vestiges lointains d’un bestiaire recomposé. Elle peint alors des animaux vaguement fantastiques, quelques masques ou paysages. Et si chacun de ses motifs est souvent noyé dans d’étonnants collages, sa pratique gagne pourtant en indépendance. Surtout elle abordait les rivages de la couleur, cette couleur souveraine qui est l’émanation directe de la conscience de son auteur. Les mains négatives des cavernes paléolithiques avaient bien indiqué cette force, cette possibilité d’établir un lien entre l’univers et l’insignifiance de la vie. Cette leçon, l’occident l’a vite oubliée, les dieux réclamant d’autres formes de représentation. C’est donc au contact d’une culture encore engagée dans une croyance où le réel répond toujours aux forces du cosmos qu’elle puise la nécessité de vider l’espace pictural pour l’ouvrir aux incertitudes de la subjectivité. À partir de ce moment, les formes se sont lentement épurées. La couleur en tant qu’acteur même de l’acte de peindre a alors trouvé une nouvelle place.

 

Ce mouvement s’accompagnait d’une évidence. L’acte de peindre vient de l’intérieur et ne doit rien au monde qui l’entoure. La peinture définit alors un monde où le donné doit être recréé. Pour témoigner du dehors, elle doit d’abord s’en abstraire. Une telle opération nécessitait la convocation de toute l’énergie du corps. C’est un corps en action, sous tension, concentré à l’extrême, un corps où l’esprit lui dicte une possible tenue, une improbable retenue aussi, qui est ici mis en scène. Le protocole est simple. Sur les toiles préparées, elle verse et étale une couleur faite de pigments, avec précaution, sans doute avec cette douceur propre aux esprits absents de la réalité, elle manipule l’objet-peinture et lui permet d’acquérir son âme. Il lui faudra pourtant attendre, attendre longtemps pour savoir si ce don qu’elle a fait à la peinture lui est rendu. Les pigments doivent sécher, révéler leurs couleurs, trouver la matité qui sera la leur. Parfois l’opération se conclut sur un échec. L’indécision des couleurs est trop forte, la planéité des strates colorées trop évidente. Il ne faudrait pas pour autant imaginer que cette pratique s’ancre dans la violence, cette violence comparable à celle de Pollock considérant l’espace vierge de la toile comme une arène à conquérir. Rien de tel chez Natalie Lamotte.


Et même si Jean-Louis Poitevin parlait à son propos d’une artiste laissant « parler son ventre, se organes internes ou plutôt la force vitale qui est en elle », rien ne vient attester visuellement de ce travail de dévoilement ; ni d'une idée d'une théâtralisation à outrance de la subjectivité, variation narcissique de l'artiste libérant dans le monde ses pulsions et ses rêves. Pour qui sait faire attention, chaque oeuvre comporte quelques repentirs, quelques très légers coups de pinceaux destinés à corriger une matière faussement en liberté. Ces simples traces affirment pudiquement que l’objet-peinture doit tout à l’homme. Natalie Lamotte n’appartient pas à cette catégorie d’artistes émerveillés par leurs créations au point de s’abandonner à la dictature des matériaux. Considérer la peinture comme un dévoilement de soi virtuellement infini contraint à l’économie, à une certaine retenue et une incroyable exigence dans le rendu. L’équilibre est forcément précaire. La révélation tient à la fois du découvrement, de l’épiphanie, de la venue et de la tenue à distance. Le réel s’ouvre sur sa propre présence par son évidement. Il faut alors un corps jouant le jeu et trouvant cette tension parfaite entre le jaillissement d’un mouvement de l’être et la tranquille évidence d’une forme rendue présente, actuelle et terriblement réelle. Le regard dont il était question plus tôt est bien ce transport en avant, cet oubli de soi qui, de surcroît, s’annonce comme éminemment féminin

 

Il y a incontestablement du désir et un certain érotisme dans ces strates de couleurs. Comme si soudain mise en demeure d’attester du réel, l’artiste était partie du plus petit dénominateur possible : celui du rêve, celui du mouvement même de la vie, ce mouvement qui sans cesse refuse la pesanteur de la mort. Convoquer le réel se devait d’en passer par là comme il se devait de jouer aussi de la séquence et du montage. Bien que chaque toile soit autonome en elle-même, c’est en série qu’elles doivent se voir. L’opération est loin d’être anodine. Construire un fantôme de narration, convoquer l’idée d’un déploiement linéaire, ordonnent au spectateur une certaine motricité. Cette mobilité est avant tout un acte physique, une marche dans l’espace d’exposition. Sa qualité première reste de mobiliser l’imaginaire en le contraignant à plonger dans chaque toile mais aussi à repérer les intervalles et les béances. L’espace de la galerie, cet espace de présentation, devient cosmos et extension infinie de la peinture. Dès lors, l’être peut se déployer comme un mouvement tournant et circulaire, mouvement qui va du plus intérieur au plus extérieur, de l’intériorité non développée à l’extériorisation qui aliène et de cette aliénation qui l’extériorise jusqu’à la plénitude accomplie et réintériorisée. Mouvement sans fin et pourtant toujours achevé.

 

Alors que conclure sur une telle pratique ? En quoi est-elle justement cette comparution du réel que nous recherchons tous ? Il n’est pas innocent qu’une telle activité intervienne justement au moment même où la modernité agonisante jette ces derniers feux. Aujourd’hui, la confusion entre espaces du travail et du loisir, privé et public, culturel et commercial détruit toute représentation. En s’interrogeant sur les apparences, en questionnant l’excès de sens, Natalie Lamotte démontre que seul l’investissement physique d’un artiste - en vue d’une image picturale déconnectée du visible - permet d’actualiser toujours le présent, indiquant à chacun une disposition et une conduite à l’égard du monde.

 

Paris, juin 2007

 

 
















 







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Natalie Lamotte, Formes révélées
 Les Abattoirs, Avallon
 04.07- 23.08.2009

Natalie Lamotte, 2007-T14, acrylique sur toile, 195 x 130 cm. Courtoisie de l'artiste

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Piero Livio, Dustmuseum, Maison Européenne de la Photographie, Paris

Exposition du 4 juillet au 23 août 2009. Les Abattoirs, rue de Lyon - 89200 Avallon. Ouverture tous les jours sauf lundi de 10h30 à 12h30 et de 14h30 à 19h. Entrée libre.




Natalie Lamotte, 2007-T14, acrylique sur toile, 195 x 130 cm. Courtoisie de l'artiste